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PEACE LINES
MESSAGERIES
DE LA PAIX
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Lettre de Liaison n°108
8 octobre 2018
L’ESPRIT MESSAGER
Tu te souviens, lorsque tu avais neuf-dix ans, combien le passage dans la Grande Ecole te semblait difficile, risqué ? Combien les « grands » de onze-douze ans pouvaient t’impressionner, par leur taille, leur allure, l’assurance qui émanait d’eux ?
Plus tard, combien tu fus rempli de stress à l’approche des examens de fin d’études secondaires, d’angoisse, de crainte de l’échec, face à ce que tu percevais alors comme des épreuves considérables, où se jouait « tout ton avenir »…
Comment considères-tu les garçons, les filles de onze-douze ans maintenant ?
Ainsi de toutes choses sur notre chemin, selon la nature du regard que nous portons sur elles.
Vois autour de toi ceux qui se noient dans un verre d’eau, du matin au soir, convaincus qu’il s’agit là du gouffre le plus infranchissable qu’ils aient connu !
L’esprit messager que j’ai à partager avec toi est aux antipodes de ces angoisses, ces phobies.
« Messagers » nous le sommes sans fanfare ni uniforme, porteurs d’une autre attitude, d’une autre altitude, face aux obstacles, aux problèmes réels sur notre route.
J’ai sous les yeux une image qui ne me quitte pas : celle du désert ocre du Sahel, pas très loin de la Petite Côte sénégalaise. A l’horizon, un unique baobab tend ses branches tordues et nues vers le ciel. Tout ce qui pousse là ce sont les ronces rampantes, connues sous le nom de kham-kham. Symbole et réalité de la terre la plus aride qui soit, hostile, sans merci.
Pourtant, quatre hommes d’Afrique sont rassemblés autour d’un trou cimenté de deux mètres de diamètre, et l’un d’eux (le puisatier) installe une poulie sur une branche en fourche. Pour ces hommes, le puits qui vient d’être creusé signe le début d’une vie nouvelle. L’eau qu’ils vont en remonter va redonner vie à la terre sèche et sableuse, et permettre ce qui s’appelle, à juste titre, des cultures vivrières : des cultures qui permettent de passer du stade de la survie à celui de la vie.
La chance est parfois avec nous : au Mali, l’eau est à 60 mètres de la surface la plupart du temps. Pour y accéder il faut tout un équipement venu de pays lointains, à grands prix. Ici, l’eau nourricière n’est qu’à 7-8 mètres de profondeur.
Lorsque tu survoles cette partie du Sahel à mille mètres, tu es surpris par le nombre de cercles clairs qui marquent la terre comme autant de cratères d’une maladie incurable. Ce sont des vestiges de termitières. Aux cicatrices laissées par ces parasites, il est si simple de substituer les cercles parfaits de puits qui permettent aux habitants de mettre en valeur une parcelle de terre pour transformer la détresse en subsistance.
En l’an 2000, le creusement et la construction d’un puits coûtaient l’équivalent de 300 €.
L’achat d’un hectare de terrain, dans cette partie du désert, à quelques kilomètres de la côte atlantique seulement, 200.000 Francs CFA, soit encore 300 €. La tonne de ciment était à 58.000 Francs CFA : 90 €. Avec les barres de fer à béton, et le transport, il y en avait pour 90.000 CFA : 137 €.
Voilà le message qui est le nôtre : pour quelques centaines d’euros, nous pouvons donner les moyens à une famille de s’arracher à la sous-nutrition, à la misère, et à leurs conséquences.
Nous sommes fatigués des discours, des « paroles sacrées », des jérémiades et de tous ces prétextes dont les hommes s’entourent pour mieux s’enfoncer dans leur marigot intime, se noyer dans leurs verres d’eau ou de vin quotidien.
Ce que nous voulons, c’est une pelle, une pioche, un seau, et quelques poignées de billets pour faire venir la camionnette de ciment et de fers à béton. Une pompe mécanique de modèle indonésien, fabriquée sur place à Ngekokh, coûte une centaine d’euros.
Le message, pour nous, c’est la présence, l’outil, les matériaux.
Le scandale absolu, au troisième millénaire, c’est que des êtres humains puissent croupir dans la disette, l’abandon, sans eau, sans lumière lorsque tombe la nuit.
Les Lumières (« l’Aufklärung » allemand), « c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable », disait un philosophe d’un siècle passé, jamais oublié (Emmanuel K.). « La minorité », précisait-il, comme d’un enfant mineur, «c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside (…] dans un manque de décision et de courage… ».
Tu vas apprendre à connaître, chemin faisant, les hommes, les femmes de là-bas, leurs conditions, avec les actes simples de nos mains, pour que l’on puisse y croire.
Avec mes deux mains, comme chantent et dansent tous ces musiciens réunis par Playing For Change, du Népal, d’Espagne, du Brésil, d’Haïti, des Etats-Unis, du Canada, du Burkina Faso, d’Argentine, des Philippines : « Je veux changer le monde, avec mes deux mains, faire un monde meilleur, avec mes deux mains, faire un monde plus doux, avec mes deux mains… »
https://www.youtube.com/watch?v=Sc8t6BZUSJs
Tu peux dire que, en partant pour le Sahel, tu cherches des hommes… là où tu n’en as pas trouvé autour de toi, à Abidjan, Paris, Béziers ou Montmirail… Autrement dit, tu cherches un nouveau type de relation, correspondant à une autre sorte de besoin, dans l’urgence, et la confiance pratique, vérifiable – que donnent les actes plutôt que les paroles.
« Le langage est source de malentendus » savait le renard du Petit Prince.
Nous sommes déjà nombreux à supporter difficilement l’insondable petitesse, la mesquinerie, l’atroce misère humaine, mentale de nos environnements, dans ce qui ressemble de plus en plus à un désert relationnel vertigineux. De plus en plus nombreux à envisager l’exil même, pour en sortir, et oublier cette froideur, cette lourdeur insensées qui se répandent dans les pays que l’on dit riches comme dans les pays pauvres, où la fièvre du profit personnel (de la « carrière », du statut) a tout perverti.
La solution risque d’être de se faire hirondelles. De nous répartir entre des chantiers sous les tropiques – pour le développement, l’alphabétisation – et ces latitudes nordiques où les gens vivent claquemurés, cadenassés dans leurs obsessions, entre ressassement et ressentiment, avec l’argent, l’argent toujours comme horizon et pauvre raison (d’être ?).
A la question centrale de toute vie : « qu’as-tu fait de ton talent ? », il nous viendra alors un sourire mutin, enfantin : sans doute peu de choses au final, mais si j’ai contribué à creuser des puits dans le désert, et à faire jaillir de la lumière des ténèbres…
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