Yahya Sinouar tient un jeune enfant sur ses genoux, qui ne semble pas importuné par la sono agressive et les danseurs folkloriques suant devant eux. A Gaza, la résilience est un mode de vie imposé à tous. Le chef du Hamas a pris place au premier rang devant une assistance entièrement féminine, sous le grand chapiteau dressé au point de rassemblement de Malaka. La clôture frontalière avec Israël se trouve à quelques centaines de mètres.
En ce mardi 3 juillet, tandis que les discours se succèdent à l’abri du soleil, plus d’un millier de femmes osent s’aventurer dans la bordure interdite pour perpétuer le défi lancé depuis le 30 mars aux soldats postés de l’autre côté.
La « marche du retour » se poursuit, après plus de 130 morts et 3 800 blessés par balles. C’est indispensable, estiment les factions palestiniennes, pour préserver l’attention sur le territoire à l’agonie. Mais cette manifestation féminine, encadrée par le Hamas, a eu un faible impact. On piétine.
Le mouvement islamiste continue d’invoquer la nature entièrement pacifique de la mobilisation, tandis que l’armée israélienne focalise son attention sur les cerfs-volants et les ballons aux extrémités enflammées, qui ont déjà brûlé vingt-cinq hectares de terrains en Israël depuis un mois. L’état-major a décidé de durcir sa réponse, en abandonnant les simples tirs de sommation. Les jeunes responsables des objets volants doivent donc ruser.
Bonbonnes d’hélium
Abou Akar – un pseudonyme – nous entraîne sous une tente. Accompagné d’un camarade vêtu d’un masque des Anonymous, le jeune homme de 24 ans, originaire du camp de Boureij, dévoile son arsenal : une bonbonne d’hélium, des ballons rouges dans un sac plastique, et une dizaine de longues mèches lestées par un matériau inflammable ressemblant à une petite éponge. Le ballon est gonflé, la mèche accrochée au bout.
Abou Akar prétend que son groupe de huit volontaires en fabrique « cent par jour », ce qui semble prétentieux. Pour la provenance de l’hélium, il parle de « différentes sources, pas forcément les hôpitaux, mais aussi les réparateurs de réfrigérateurs ». Chaque bonbonne coûte 80 euros. « On reçoit des donations, comme tous les groupes similaires. Toutes les factions nous soutiennent. Le Hamas doit donner environ la moitié. Mais même s’ils nous demandaient d’arrêter, on n’obéirait pas. On n’a pas d’agenda politique. »
Les factions se montrent permissives vis-à-vis de ces activités, malgré le risque d’une escalade ou d’un dérapage majeur avec Israël. Le Hamas estime qu’elles permettent d’accentuer le sentiment d’urgence à l’extérieur et représentent un argument de négociation. L’agitation la plus sensible, en effet, a lieu en coulisses entre tous les acteurs : locaux, régionaux et internationaux. Deux efforts sont produits simultanément, avec parfois les mêmes interlocuteurs.
Le coordinateur spécial des Nations unies (ONU) pour le processus de paix, Nikolaï Mladenov, a identifié des solutions immédiates – réalisables en six mois environ – à la crise humanitaire. Il s’agit de mesures évoquées depuis longtemps pour accroître les livraisons d’électricité, les capacités de traitement des eaux usées, l’aide alimentaire, etc. Pour les mettre en œuvre, il faut le soutien d’Israël et de l’Autorité palestinienne (AP), ainsi que l’argent de pays comme l’Arabie saoudite. Des milliers d’emplois seraient créés.
Programmes d’urgence menacés
Or l’AP ne veut pas être marginalisée par un accord directement conclu avec le Hamas, qui contrôle Gaza depuis 2007. Elle refuse de lever ses mesures punitives prises contre Gaza, et notamment le gel des salaires des fonctionnaires. La moitié a été versée pour mai – rien en juin à ce jour – à des dizaines de milliers de personnes représentant chacune un cercle familial d’une dizaine de Gazaouis comptant sur ce revenu. Un bâton de dynamite sociale.
Le Hamas, conscient de cette situation explosive, accueille favorablement l’initiative Mladenov. « L’AP pense que ces projets font partie d’un grand jeu politique, le deal du siècle de Trump, explique Ghazi Hamad, l’un des responsables des relations internationales du Hamas. Nous, nous disons clairement que nous ne paierons pas de prix politique, comme la remise de notre armement, en échange de l’aide humanitaire. Mais nous pouvons offrir un cessez-le-feu à long terme. »
L’une des options pour gérer ces projets consisterait à passerpar l’UNRWA, la mission de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens. A Gaza, c’est un Etat de fait, employant 13 000 personnes et gérant notamment le système scolaire. Mais l’agence est elle-même en situation de crise financière aiguë, en raison de la suspension de la contribution américaine, soit un trou annuel de 300 millions de dollars (257 millions d’euros).
La rentrée des classes fin août est en suspens. Malgré des versements anticipés de certains contributeurs et une aide supplémentaire de 150 millions de dollars accordée par le Qatar, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, les programmes d’urgence sont menacés à Gaza, ainsi que leurs 900 employés ; au moins une centaine pourraient perdre prochainement leur emploi.
Miracles de papier
L’UNRWA est capable de prendre en charge les projets proposés par M. Mladenov. L’agence gère déjà, par exemple, la livraison de fuel aux hôpitaux. Mais cet élargissement de ses prérogatives pourrait aussi avoir un coût politique. « En n’agissant plus seulement pour les réfugiés, on s’inquiète de s’exposer à la fois aux critiques sur le dépassement de notre mandat, et de conforter ceux qui prétendent que la question des réfugiés n’existe plus », souligne Matthias Schmale, directeur de l’UNRWA à Gaza.
Le deuxième effort diplomatique est le fait de l’administration Trump, qui continue de rêver d’un improbable accord ultime entre Israéliens et Palestiniens. Pourtant Mahmoud Abbas ne veut plus entendre parler de cette médiation américaine, jugée partisane, depuis la reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale d’Israël. Les négociateurs de Donald Trump, eux, multiplient les contacts dans la région. Ils raisonnent en termes d’intérêts, et non de droits pour les Palestiniens. Concernant Gaza, les projets à l’étude sont de nature économique, basés sur l’argent du Golfe. Ils pourraient se développer dans le Sinaï égyptien, autour de la ville d’Al-Arish, à une cinquantaine de kilomètres sur la côte de Rafah, dans la bande de Gaza.
« Il est question d’y construire une zone industrielle, avec une centrale d’énergie solaire, des hôpitaux et un port, explique Ahmad Youssef, considéré comme une figure pragmatique du Hamas. L’avantage est que les Israéliens n’oseraient pas frapper un tel site en Egypte. Il est aussi question de projets saoudiens sur la mer Rouge, qui conduiraient des travailleurs gazaouis à s’installer dans le Sinaï. Au total, ces projets financés par les pays arabes pourraient concerner jusqu’à 100 000 personnes chez nous. » Des perspectives purement théoriques : Gaza a l’habitude des miracles de papier qui finissent en cendres.
Desserrer l’étau
De son côté, le premier ministre Benyamin Nétanyahou ne veut pas donner le sentiment de récompenser un mouvement terroriste. Mais des fuites orchestrées dans les médias israéliens, ces dernières semaines, visent à montrer la bonne volonté des autorités, qui seraient conscientes de la nécessité de desserrer l’étau autour de Gaza.
Parmi les idées agitées figure la construction d’une plate-forme maritime au large de Chypre, où les forces israéliennes vérifieraient les chargements à destination de Gaza, peut-être via le nouveau port dans le Sinaï. Certains invoquent même un quota de quelques milliers de Gazaouis, qui seraient à nouveau autorisés à travailler en Israël. Mais les services de sécurité seraient opposés à cette mesure.
Pour les autorités israéliennes, pas question de faire le moindre geste substantiel tant que le Hamas n’aura pas rendu les deux civils et les deux soldats détenus à Gaza depuis 2014. Les deux militaires ont été officiellement déclarés morts par l’armée, mais aucune confirmation n’a été possible. Le Hamas joue avec les nerfs des familles et du gouvernement israélien.
Le mouvement islamiste réclame la remise en liberté de la cinquantaine de détenus, relâchés dans le cadre de l’accord (2011) pour la libération du soldat Shalit, puis réincarcérés par les Israéliens. Il considère que la délivrance d’informations sur les soldats, vivants ou morts, a un prix en soi. Chacun ses priorités, pendant que Gaza sombre.